L’hypnose est un état modifié de conscience ai-je appris. Moi qui suis neuropsychologue et docteure en psychologie cognitive, intéressée forcément par cette notion de conscience, je ne peux m’empêcher de m’interroger : de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque un état modifié de conscience ?

La conscience, dans mon monde à moi, c’est la question de la prise de conscience d’une information par le cerveau, c’est-à-dire comment une information devient disponible à mon esprit, donc rapportable à moi-même ou aux autres et comment elle influence mon comportement. Aujourd’hui, les recherches en neuroscience cognitive montrent que notre cerveau peut traiter une information sans que celle-ci ne soit nécessairement consciente.

C’est ce qui me permet par exemple de marcher dans une rue encombrée et d’éviter les personnes croisées alors que je suis concentrée sur une conversation au téléphone. Mon cerveau traite les obstacles, presque sans que je m’en rende compte, et m’évite de percuter tout le monde en ajustant ma direction.

Mais alors, quelle est la différence entre un cerveau qui prend conscience et un cerveau qui ne prend pas conscience ?

En d’autres termes, quels sont les évènements cérébraux associés à la prise de conscience ?
Une façon de répondre à cette question est d’utiliser un paradigme dit d’ « attentionnal blink », dans lequel un sujet est installé face à un écran sur lequel défilent plusieurs images, et doit identifier un stimulus cible. Par exemple, il doit détecter un mot parmi des distracteurs qui ne sont pas des mots (ex : le mot CINQ parmi un ensemble de faux mots défilant rapidement à l’écran).

Tâche peu compliquée pour notre cerveau tant la lecture est familière et la détection d’un mot automatique. Si en revanche, le sujet doit effectuer une tâche sur un second stimulus qui précède la cible à détecter (ex : détecter les lettres OXXO qui vont apparaitre quelques instants avant le mot CINQ), il va présenter des difficultés à prendre conscience de la deuxième cible (le mot CINQ) si elle arrive dans un intervalle de temps critique (en général moins de 300ms).

En effet, il existe dans le cas présent une compétition attentionnelle entre les deux stimuli. Ce qui est intéressant, c’est d’interroger ensuite le sujet sur la perception qu’il a de la deuxième cible (CINQ). A quel point est-il sûr de l’avoir perçue ? On s’aperçoit alors que sa perception subjective peut tout-à-fait varier d’un essai à l’autre entre « je l’ai vue et j’en suis sûr » à « je ne l’ai pas vue du tout », alors même que rien n’a été changé.

C’est-à-dire que ni les stimuli ne changent ni l’intervalle de temps entre les deux, mais c’est bien la prise de conscience, c’est-à-dire l’expérience subjective, du deuxième stimulus qui varie d’un essai à l’autre. Cette différence dans l’expérience subjective entre « j’ai vu » et « je n’ai pas vu » offre alors la possibilité d’observer ce qui se passe dans le cerveau lorsqu’il prend conscience de la deuxième cible (CINQ). Il suffit en fait de comparer les différences dans la réponse cérébrale, entre les essais « j’ai vu » et les essais « je n’ai pas vu ».

Les résultats montrent qu’il y a en fait deux phases dans l’activité cérébrale : – une première phase où le cerveau s’active car il traite le stimulus CINQ (qui est toujours présent rappelons-le) et cette réponse cérébrale apparait qu’elle que soit l’expérience subjective rapportée par le sujet « j’ai vu » vs. « je n’ai pas vu ».
Il y a donc un traitement perceptif (dans les aires de traitement visuel pour une tâche visuelle comme celle-ci) qui n’est pas conscient, qui est automatique et identique dans les essais « j’ai vu » et les essais « je n’ai pas vu ».

On peut donc dire que notre cerveau traite de l’information « à notre insu ».
– une seconde phase lors de laquelle la réponse du cerveau diverge. Soit l’activité cérébrale s’estompe et le traitement ne va pas plus loin : il s’agit d’un essai « je n’ai pas vu ». La prise de conscience du stimulus ne se fait pas. Soit l’activité cérébrale persiste voire s’amplifie (notamment dans régions très antérieures du cerveau, non visuelles) : il s’agit des essais « j’ai vu ».

L’information devient alors consciente pour le sujet, il peut la rapporter, quand bien même, rappelons-nous, rien n’a changé dans le monde extérieur (le design expérimental est fixe). Dans ce dernier cas, c’est bien le cerveau qui a traité la même information de manière totalement différente et cette divergence, cette bifurcation dans l’activité cérébrale, témoigne d’une signature neuronale de la conscience.
Ainsi, lorsque l’on évoque un état de conscience, on peut l’entendre comme une prise de conscience d’une information par le cerveau.

Est-ce qu’une information reste « inconsciente » et est traitée de façon automatique par le cerveau (dans des aires dédiées spécifiques à cette information, dans des réseaux très « locaux »), où devient-elle consciente et mobilise-t-elle alors un ensemble vaste de régions cérébrales interconnectées les unes aux autres?

Ces travaux ont amené Stanislas Dehaene, docteur en psychologie cognitive, et Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste, à développer le modèle d’un espace global de travail conscient au sein du cerveau.
Ce modèle propose l’existence de deux types de circuits au sein de l’architecture de notre cerveau : une multitude de petits circuits locaux qui élaborent et traitent à tout moment des représentations mentales inconscientes, en parallèle les uns des autres.

Et dans le même temps un réseau neuronal plus vaste, à longue distance, dont le contenu correspondrait à la représentation mentale à chaque instant de l’expérience consciente. Les neurones de ce vaste réseau sont interconnectés entre eux de telle façon qu’à chaque instant une seule voix prévaut malgré la multiplicité des échanges. Ainsi, à chaque instant, de très nombreuses représentations inconscientes sont aux portes de l’espace global.

Au mieux, une seule de ces représentations sera sélectionnée. Cela veut dire que la prise de conscience s’accompagne d’un phénomène attentionnel, dans le sens où la prise de conscience d’une information dépend d’un seuil minimal d’attention attribué à une représentation mentale (pour qu’elle accède à l’espace global de travail conscient).

Le fait qu’une représentation inconsciente attire plus l’attention est sans doute liée à plusieurs facteurs :

– La notion de familiarité, c’est-à-dire qu’une information familière attire tout de suite notre attention, comme par exemple le fait d’entendre notre prénom qui prend irrémédiablement le dessus au milieu d’un brouhaha.
– La pertinence de l’information au niveau émotionnel, soit qu’elle signale un danger ou qu’elle éveille un souvenir marquant.
– Enfin les “attentes” de notre espace global de travail conscient (modelées par nos croyances) orientent les prises de conscience vers certains contenus plutôt que d’autres.

Pour dire les choses plus simplement, nous pourrions comparer l’esprit humain à la scène d’un théâtre d’une profondeur indéfinie, éclairée uniquement sur une portion étroite en son devant, mais qui irait en s’élargissant au-delà de la zone éclairée.
Dans cette partie éclairée, il n’y aurait de place que pour un seul acteur.
Au-delà, sur les divers plans de la scène, il existerait tout un tas d’autres groupes d’acteurs d’autant moins distincts qu’ils seraient éloignés de la zone éclairée. Au-delà de ces groupes, dans les coulisses et l’arrière-fond lointain, se trouverait même une multitude de formes obscures qu’un appel soudain amènerait parfois sur le devant de la scène sous les feux de la rampe, de sorte qu’à tout moment cette fourmilière d’acteurs de tous ordres pourrait tour à tour venir défiler devant nos yeux.

Partant de là, si l’hypnose modifie la conscience, cela implique-il qu’elle peut véritablement modifier le traitement de l’information par le cerveau ? La réponse semble être oui. Il suffit de regarder les résultats d’une des nombreuses études sur l’abolition de l’effet Stroop sous hypnose.
L’effet Stroop est un effet d’interférence, de compétition entre deux tâches. Dans ce paradigme, il est demandé au sujet tout d’abord de lire des mots de couleurs (Jaune, Vert, Bleu, Rouge). Puis dans une deuxième phase, il doit dénommer des pastilles de couleurs (des ronds de couleur jaune, verte, bleue ou rouge).

Ce qu’il fait déjà moins vite. Puis, dans une troisième phase, il doit dénommer la couleur de l’encre de mots, ces mots étant eux-mêmes des mots de couleur (ex : Jaune, Vert, Bleu, Rouge). Dans cette dernière condition, la dénomination de la couleur de l’encre devient particulièrement compliquée car il existe une compétition entre l’encre et les mots. Le sujet met plus de temps que dans les deux autres conditions et commet des erreurs.

Cet effet est robuste et malgré l’entrainement, il ne disparaît pas. L’hypothèse qui explique ce phénomène tient au fait que la lecture étant très habituelle, celle-ci est faite de façon automatique par le cerveau. Il est même connu que nous déchiffrons un mot sans même parfois avoir eu le temps de prendre conscience du mot (néanmoins cette lecture non consciente peut influencer une tâche ultérieure, c’est ce que l’on appelle « effet d’amorçage »).

Lire un mot est donc un phénomène automatique, rapide, voire inconscient. Or, plusieurs études ont montré que des sujets hautement suggestibles en hypnose pouvaient, dans la troisième condition, avoir une performance équivalente à la simple dénomination de pastilles de couleur.

La suggestion hypnotique avait alors pour effet « d’éteindre » l’automaticité de la lecture. Il suffisait de suggérer aux sujets de considérer les mots comme étant des symboles dénués de sens, comme des mots étrangers, pour que s’abolisse ce caractère automatique de la lecture. Ce simple exemple est éloquent.
Il montre que la suggestion hypnotique peut modifier le traitement automatique d’une information par le cerveau et donc réguler de façon « top-down » le contenu de la conscience. Par régulation « top-down », il faut entendre le processus par lequel des représentations mentales influencent notre physiologie, notre perception et nos comportements. Ceci est particulièrement évident par exemple lorsque nous éprouvons des signes de peur alors que nous nous faisons simplement un film angoissant dans notre tête.

Des études ont même montré que la simple suggestion d’un stimulus douloureux pouvait entrainer des modifications de la conductance cutanée (signalant la peur), similaire à celle observée lors d’une vraie stimulation douloureuse, témoignant d’une influence considérable de la représentation mentale sur un phénomène physiologique aussi basique que la réponse cutanée.

Dans l’exemple de l’effet Stroop, c’est donc comme si la suggestion hypnotique avait « éteint » la deuxième phase de traitement du mot (l’étape qui permet la prise de conscience, cf. ci-dessus) et confiné le traitement du mot à un niveau inconscient, aux portes de l’espace global de travail conscient.
Ainsi, l’hypnose rend dès lors possible l’ouverture d’une porte sur les traitements inconscients et automatiques du cerveau et autorisent leur « contrôle » ou leur distorsion. Si la suggestion hypnotique a la capacité de bloquer l’accès d’une information à la conscience, il est également très clair qu’elle peut au contraire favoriser la prise de conscience d’une information.
L’état d’hypnose en effet favorise une focalisation attentionnelle accrue qui permet d’orienter son attention vers des signaux présents de façon subliminale à notre esprit (en dehors donc de l’espace global de travail conscient).

En ce sens, l’hypnose, ou plus précisément, les suggestions hypnotiques modifient bien le contenu de la conscience, c’est-à-dire le contenu de l’espace global de travail conscient, soit en amplifiant la prise de conscience et en favorisant l’entrée de représentations initialement inconscientes dans le champ de la conscience : on peut alors parler d’un état « amplifié » de conscience. Mais elle peut également favoriser la sortie d’une information de l’espace global de travail conscient et la faire retourner à l’état de représentation inconsciente (comme dans le cas de la lecture d’un mot dans l’expérience sur l’effet Stroop).

C’est ce que l’on va observer dans tous les phénomènes « négatifs » produits par les suggestions hypnotiques, comme par exemple l’analgésie ou l’amnésie. Et dans ce cas, il pourrait sembler plus juste de parler d’état « diminué » de conscience.

Aujourd’hui, la recherche en neuroscience cognitive explose autour de cette thématique des traitements conscients et inconscients de l’information par notre cerveau et l’hypnose devient un outil fantastique d’exploration de nombreux phénomènes neurocognitifs pouvant être modelés presque à volonté, et une façon nouvelle d’aborder nos expériences conscientes et les comportements qui en découlent par la découverte croissante du rôle de notre cognition inconsciente.

Rappelons-nous pour conclure qu’il existe une différence entre être explicitement conscient de quelque chose et être inconscient de quelque chose qui se passe implicitement en nous, et qui néanmoins influence notre expérience, nos pensées et nos comportements. Que cette différence entre explicite et implicite est en quelque sorte la signature de notre conscience et que l’hypnose est une façon formidable de faire bouger la frontière en ces deux mondes…

Noémie MOREAU Docteure en Psychologie